Le Téléphone Arabe, la conversation #2011

Le Téléphone Arabe

Franc-tireur exogène, anxiogène,
à la rime criminogène

 

Hicham fait du rap depuis près de 15 années. Il a adopté un nom de scène atypique, voir dérangeant : Le Téléphone Arabe. Il revendique un rap conscient. Un rap virulent, violent et sans concession, souvent fin et nuancé lorsque l’on tend une oreille attentive.

Après de nombreuses apparitions, il signe un album atypique, qu’il donne sur Internet. Un album composé de 10 titres, bruts, parfois bancal, mais qui ne laisse pas indifférent. Voici une conversation autour de son projet artistique avec ce trentenaire averti qui ne mâche pas ses mots, qui a un goût certain pour la provocation et pour qui le libre arbitre a été l’unique solution.

LTA BANDCAMP

 

*Ton surnom, Le Téléphone Arabe, c’est une provocation, une affirmation de ton identité ?

C’est un pied de nez à la formule, je ne connais pas l’origine exacte mais ça ressemble à une expression française de l’époque coloniale. C’est Ékoué [du groupe La Rumeur – ndlr] qui a trouvé ce nom, au début des années 90 il disait : « Tu devrais prendre ce pseudo, si je étais rebeu, je te jure que je l’aurai pris ! Prends-le, ne le loupe pas ! » (Sourire.)

C’est bien sûr pas loin de La Rumeur, ils ont choisi ce nom parce qu’il était plus neutre, il y a deux rebeus, deux renois chez eux. Maintenant, Le Téléphone Arabe, c’est Shaheed [qui fait la musique – ndlr] et moi. C’est un peu narquois, ça colle aussi avec l’attitude que j’ai, c’est du sur-mesure.

 

*Comment tu as mis un pied dans le rap dans les années 90, en même temps tu es resté très discret…

Ékoué m’a entrainé un peu plus là-dedans, dans les soirées, dans les studios, mais je n’étais pas à l’aise. Les mecs passaient plus de temps à se raconter des histoires et à se checker, qu’à rapper. Dans les soirées c’est de l’attitude, c’est à qui aura les meilleures sapes, c’était ça l’ambiance.

Dès le début, j’ai fait une croix là-dessus. J’ai commencé à écrire dans mon coin, à sortir des trucs tout seul, et je rappais sur des faces B. Je me souviens être allé vers des mecs en leur disant que j’aimais bien leurs sons, avec une attitude sincère. Je ne les connaissais ni d’Ève, ni d’Adam. Ils me prenaient de haut, il fallait ce côté relationnel, expliquer que tu faisais partie du même monde, avoir la même marque de pompe. Au bout d’un moment ça rend ouf, alors tu leur dis d’aller se faire enculer. Tu te dis Je suis là pour faire du rap, je vais faire du rap.

On parlait des prises one-shot tout à l’heure, c’est ce que je fais, tout le temps. L’album, c’est spontané, c’est one-shot. D’ailleurs, le mec qui était dans le studio était content, il me disait « Ça fait du bien, je ne t’entends pas crier 20 fois de suite la même chose. » Je le paie le studio, donc quand j’arrive, mon texte est su parfaitement. Je l’ai rappé autant de fois qu’il fallait pour que ce soit parfait. Mon souci, c’est d’élever le niveau intellectuel avec le rap, c’est ça ma mission.

Quand tu as fini d’écouter mon disque, je souhaite que tu te dises J’ai compris de nouveaux trucs, bordel ! Le problème, c’est que lorsque tu fréquentes le milieu rap, tu serres la main à beaucoup de gros cons, donc c’est en contradiction avec ce que je voulais faire. Côtoyer des gros cons et supporter leur connerie, c’était beaucoup trop difficile. Donc j’ai préféré payer mes studios, galérer pour faire un clip, galérer pour faire mon maxi, travailler dans des conditions de chiens, mais je au moins suis libre …

Dans mes morceaux, je n’ai pas besoin de dire je ne porte pas de string ou de jean slim. Il y a des mecs qui font des morceaux sur les jeans slim, c’est chaud quand même, non ? Moi, je dis ce que je veux, quand je veux et je n’ai pas besoin d’obéir à qui que ce soit. Aujourd’hui, il y en a peu qui peuvent dire ça. Il y en a, mais ce sont des marginaux, ce sont les mecs pour qui je fais du rap ! (Sourire.)

 

*Ce tempérament insoumis, ça vient d’où ?

Je suis issu d’une famille d’immigrés. Je suis né à l’étranger, et je pars d’un constat assez simple : quand tu as un minimum de dignité et de fierté, en tant qu’être humain, par forcément immigrés, que tu te fais insulter 150 fois par jour ; quand on te donne un micro, tu ne peux pas dire c’est cool ! Levez les mains en l’air !

On te donne un micro, tu te fais insulter toute la journée et tu n’as pas un va te faire foutre à dire ? Un va te faire enculer ? Pour moi ce sont des trucs de base. Mon père a morflé, ma mère, on n’en parle pas, je trouve que c’est presque un dû évident de dire des trucs comme ça. Et le rap, c’est ce que ça t’apprend. Je me rappelle quand on était petit, rien ne nous correspondait. Concrètement, tu étais bronzé, tu regardais la télé, il n’y avait rien pour te connecter, pour t’identifier.

 

*Il y a eu Sidney sur TF1, qui encore aujourd’hui reste un phénomène unique, mais ça n’a pas duré…

Oui, et ça a disparu assez vite parce que ça devenait politique. J’écoutais du rap pour bouger la tête, une musique qui me faisait tripper. Et Public Enemy est arrivé. C’était la première fois que je voyais des mecs de couleurs qui tapaient du poing sur la table et qui disaient « Allez-vous faire enculer ! »

 

Je n’avais jamais vu ça avant. On peut être un bronzé et dire tout fort « Allez-vous faire enculer ! » Et même si tu n’as pas eu le même vécu que les renois des States, tu te demandes pourquoi ça t’interpelle.

Tu commences à cogiter sur ta condition, tu fais des études, tu lis des livres, tu regardes autour de toi, tu voyages, et tu acquiers une conscience politique. C’est ce qu’il n’y a plus chez les jeunes, ils font de la musique comme des commerçants. Nous, on avait une conscience politique.

 

*Comment tu expliques le fait que Public Enemy ait été un tel catalyseur ?

C’était novateur, pour plusieurs raisons. Musicalement, ils sont arrivés avec des sonorités très chargées. Ils avaient un concept, avec cette armée, l’autre avec la pendule autour du cou pour le côté fun, le militant Chuck D et Terminator X avec ses lunettes. C’étaient des négros qui ne plaisantaient pas. Ils inspiraient le respect, et même la crainte.

Quand tu vois un bronzé qui inspire la peur, avec un discours intelligent, parce qu’ils sont documentés Public Enemy, avec des références à tout va, tu te dis j’ai envie d’être comme ça ! Pas spécialement dans un sens négatif. Il y a eu une vague de rap conscient en France quand ils sont arrivés. On y revient en ce moment. Kennedy, qui est jeune, il fait du conscient, Despo Rutti aussi. Je ne cautionne pas ce qu’ils font, mais ils ont leur manière de le faire, leur style.

 

*Quelle ont été tes premières apparitions ?

La première fois, c’était sur le projet Sang d’Encre de Jean-Pierre Seck, ensuite il y a eu le premier album de La Rumeur, la mixtape Extralarge, le maxi La Bande Originale, puis d’autres mixtapes de l’époque.

 

*Tu as sorti un maxi, Ma mélodie criminelle, la voix semble modifiée, comme un écho, c’était fait exprès ?

Ah, putain… Non, c’est parce qu’on a enregistré dans une chambre, avec Makan. On faisait des morceaux, on perdait les instru, on mixait, l’ordi plantait, bref, la qualité est fatiguée. On ne s’en rendait pas compte à l’époque, il fallait que l’on dise ce qu’on avait à dire. Finalement ça fonctionne, et des gens estiment que c’est classique. Plein de gens trouvent ça trop sombre, mais ceux qui accrochent, ils adorent.

 

J’avais fait des CD, qui étaient vendus pendant la tournée de La Rumeur à l’époque, et c’est super bien parti. Avec Makan, qui avait fait le son du maxi, on est toujours en contact, il vient de faire le clip du morceau Clair & Net. Il fait de la vidéo maintenant, il a bossé avec Infamous Mobb, Shyheim…

 

*En 2010, tu sors un album en format digital, confidentiel. Comment il a été accueilli ?

Mon album est passé inaperçu, mais des gens l’ont acheté. Tu ne peux pas imaginer le nombre d’emails que l’on a reçu qui disent que c’est un des meilleurs albums de 2010. On n’a pas fait de promo, même pas un clip qui te donne l’eau à la bouche, il y a que des fous qui l’ont acheté !

Les mecs qui achètent mes trucs, ce sont des mecs qui sont en province, tout seul dans un coin. Et ce qui me fait le plus plaisir, c’est que ce sont souvent des français de souche. Des mecs sont réceptifs, ça redonne de l’espoir, je remercie tous les gens qui m’apportent leur soutien, ce sont des puristes à la race, ça fait du bien. Tu peux voir où tu as vendu les morceaux, il y en a même aux US et au Pérou.

 

Un mec nous a écrit concernant le morceau Jetlagger Anthem. Ce morceau est dédié à tous les mecs qui bougent à l’étranger qui en ont marre de la Cefran. Il y en a de plus en plus, contrairement à ce que l’on croit, c’est un mouvement important dans les banlieues. Le mec qui m’a écrit, c’est un rebeu qui est allé vivre à Tokyo. Il a son taf là-bas, il a acheté l’album et il a envoyé : « Jetlagger, c’est mortel ! C’est moi ! » Là, j’ai mis en plein dans le mille, c’est bon, ma mission est remplie.

 

*Tu dis que ceux qui accrochent adorent, mais il semble que ce soit hermétique à d’autres, ça te plaît de diviser ?

Ça ne me fait pas plaisir, mais c’est une preuve que mon rap est entier. Quand je le fais écouter, ça arrive qu’il y ait un malaise qui s’installe. Certains sont choqués, d’autres vont au-delà de ce que je dis. Quand tu écoutes et que tu réfléchis, ce que je dis ce sont des évidences.

 

*Oui, c’est un discours dont on n’a pas l’habitude en France, et qui n’est pas évident à assumer, pour qui que ce soit…

Je ne trouve pas que je dise des choses très énervées : « Ton bled part de traviol / Visage pâle met le voile / Frisé défrise poil de cul sur son crâne… », tous les jeunes négros se défrisent la tête maintenant, c’est un constat, je le vois tout le temps. Ce n’est pas de ma faute, je dis ce que je vois, fais-en ce que tu veux !

Quand je dis insulter ce pays, c’est de la légitime défense, c’est parce que je me fais insulter, ça touche à ma personne, mes origines, ma culture. Quand j’entends que l’on a tous des barbes et que l’on tape nos femmes, j’ai envie de dire va te faire enculer !

 

*Médiatiquement, c’est assez insupportable la façon dont sont fustigés les gens d’origines étrangères. C’est souvent perfide, avec le fait de citer les prénoms et noms de maghrébins qui commettent des infractions, par exemple, ou avec des amalgames religion / communauté. Mais au quotidien, comment ça se traduit ?

Médiatiquement, c’est évident Le Français d’origine tunisienne, et des choses comme ça. Au quotidien, c’est donc évident, car les gens sont influencés par les médias, on l’est tous. Tu bouffes des infos en permanence. Au point qu’il y a ce truc qui se passe chez les gens d’origine africaine – pour moi Africain, c’est nord/sud, c’est quelque chose que j’ai appris en vivant à l’étranger, je n’ai pas le point de vue de France -.

Je suis un cainfr’, et si un autre cainfr’ fait un truc de mal dans la rue, je ne vais pas le voir en tant qu’individu, je vais d’abord penser ah putain, il nous fout la honte. On s’accable de blâmes en permanence, parce qu’on nous a appris que tout ce que l’on faisait était mal. Ce n’est pas de la victimisation, contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est beaucoup plus insidieux.

Avec le temps, on te fait comprendre que tout ce que tu fais, est négatif. C’est un truc dont les gens ne se rendent pas compte, c’est ancré. Des rebeus qui critiquent d’autres rebeus, j’en vois tous les jours, un renoi te dira « Nous, les Congolais, on est comme ça… » Je crois que c’est plus rare chez les français, ils commencent tout juste à se dire : « On est un peu arrogant, on est râleur… » C’est mignon, pendant que nous, on se dit : « On est des sous-merdes. » On est tellement critique que ça en devient du désamour de nous-mêmes.

 

Le Téléphone Arabe

*C’est extrêmement difficile de s’extraire de cette condition…

Ékoué a dit « Le rap sert à revaloriser notre éthique. » Ce qui m’a fait le plus évoluer dans ma manière de penser, ce ne sont pas leur livre à la con, et j’ai fait de longues études, mais ce que t’apporte le rap. Tu articules des idées, tu créées ton propre schéma de pensée, tu as une certaine indépendance au niveau du cerveau qui se crée, et ce, grâce au rap.

Tu prends un certain recul, et d’un coup tu comprends comment ça fonctionne, globalement. À force de poser des rimes sur quatre temps, d’articuler des images et des métaphores, tu deviens baisé du cerveau et tu as ta propre façon de penser. J’en serai toujours reconnaissant au rap…

 

*C’est vrai que le rap fait prendre conscience d’un certain nombre de faits et d’informations auxquelles j’aurai mis du temps à accéder si je n’en avais pas écouté, comme les événements du 17 octobre 61, que Hamé relate dans son premier maxi…

Le rap, c’est un autre canal d’information, Chuck D a dit que c’était le Black CNN.

 

*J’ai l’impression que pas mal de gens se rendent compte, aujourd’hui, que faire du rap est difficile. Le fait de poser des couplets sur de la musique, avec des temps, la métrique, les syllabes…

Bien sûr, c’est un art. Le rap c’est aussi une histoire, que tu dois connaître pour l’apprécier, pour en faire. Il y a des paramètres qui servent à mesurer le rap. Donc, pour ceux qui en écoutent depuis 2002, c’est difficile d’avoir un bon jugement, pareil pour ceux qui en font.

Les petits de mon quartier qui me disent que Sefyu et son « Ssssss / Sssssss / Ah !!! », c’est mortel ; ouais, mais DMX l’a déjà fait il y a dix ans. Le morceau est bon, mais je préfère écouter la version originale, en mieux, avec plus d’attitude ! Soprano a fait un titre Si je pouvais remonter le temps, Jeru l’a déjà fait dans son morceau Quantum Leap !

 

*Tu ne peux pas blâmer le fait que des gens reprennent des idées…

Si, parce que ça dénote d’un manque d’originalité, il n’y a plus de créativité dans le rap.

 

*C’est cyclique !

Mouais, ce mot on l’a utilisé à la fin des années 90, entre passionnés du rap, pour définir le déclin qui se passait. C’est cyclique, ouais, enfin ça fait un moment que ça dure-là, on l’attend encore la fin du cycle ! (Rire.) Franchement, il y a un manque de créativité, les beats sont devenus un peu electro, c’est une approche commerciale, commerçante même, du rap.

 

*Je comprends, tu as un discours de mec entier, dédié et passionné avec une culture rap, et américaine. Je ne sais pas si, aujourd’hui, tout ça est important…

Oui, malheureusement. Le rap est devenu une musique, avant c’était une culture, avec la conscience politique, l’attitude, la sape, les croyances, les codes. Dans les années 90, quand tu croisais un mec dans la rue, à sa manière de se tenir, tu pouvais deviner s’il était hip-hop ou non, c’était un truc de malade.

Maintenant, tu vois des mecs marcher comme ça [Il mime une attitude dégingandée.] Sérieux. Ce côté culturel, il s’est perdu, et c’est aussi valable pour les albums. Avant, il y a avait des skits, des interludes, pourquoi ? car il y avait un contexte, une culture. Il n’y a plus d’interlude, car le rap n’a plus de contexte.

 

*C’est aussi la disparition du support physique qui veut ça, le format album a tendance à disparaître…

Oui, c’est ça. Mais bizarrement, tu prends un album de mecs qui sont restés dans leur délire, comme Mobb Deep, que j’adore, il y a des interludes. Les mecs ne lâchent pas l’affaire, ils sont toujours dans leur monde, leur contexte social. La couleur de la musique, l’ambiance, c’est très important. Aujourd’hui, il faut que ça swing, on n’a pas le temps de cogiter sur le contexte de la musique, sur ce que ça englobe, ce que ça concerne.

 

*Oui, mais je trouve par contre ce discours très français, il faut que le rap soit conscient à tout prix. Aux USA, le rap, ça se mélange, ça peut être dansant, une nana peut faire un refrain, ça reste Hip-Hop, ça n’est pas dévalorisé…

C’est un truc que j’ai capté en réécoutant plusieurs fois l’album. Aux États-Unis, tu peux être un négro, avec une casquette et un baggy, ton titre sera joué. En France, il y a plus de codes à respecter, il faut montrer patte blanche, il faut faire un rap bien construit, bien-pensant.

Souvent, le délire est misérabiliste, je ne vois pas de mecs qui arrivent avec une attitude fière, en disant : « Je suis ce que je suis, j’en suis fier, et je le revendique. » Franchement, les mecs chialent sur leur sort, c’est la vérité, tu rigoles là ! (Sourire.)

 

*Je pense que c’est plus un tempérament qu’une question de rap…

Moi, j’ai toujours trouvé que le rap était quelque chose qui redonnait de la fierté. C’est un truc de durs à cuire. Ma génération avait froid dans le dos quand on parlait de rappeurs, maintenant tu as des mecs comme Michaël Youn qui disent des « Wesh wesh ! Vazy ! » C’était impensable il y a 15 ans ! Et ça, c’est à cause des mecs qui chialent.

 

*C’est vrai qu’il y a 15 ans, personne n’osait pousser la parodie aussi loin…

Oui, d’ailleurs j’ai vu un truc de ouf, sur Internet. On peut voir Skyrock filmée, il y avait un mec d’Intouchables qui faisait un couplet, je n’avais pas capté le détail qui tue (sourire), d’un seul coup Michaël Youn reprend derrière.

Le mec est en train de rapper avec Michaël Youn (atterré), tu vois, ça te fait rire quand je le raconte, je n’ai pas porté de jugement, je te décris juste une situation ! (Sourire.) Après des mecs disent : « Ouais, on se fout de notre gueule ! » Bah, peut être que tu as contribué à ça…

 

*Il y a plusieurs groupes de rap qui sont maintenant dans un autre délire, ils font partie de la culture populaire…

Bah, ils sont commerçants. Ce dont les gens ne se rendent pas compte, c’est que derrière le rap, il y a l’histoire d’un peuple, d’un continent. C’est chargé, c’est de la souffrance. Je ne dis pas que le rap doit être un truc pour mecs enragés qui font la gueule, mais il faut lui redonner un peu de sa superbe, c’est une musique noble.

Si tu veux faire la fête, fais-la bien. Quand j’écoute In da Club de 50 Cent, c’est Hip-Hop et ça bouge. Dans l’album, il y a Clair & Net, qui te rentre dans la tête, qui est plus dansant. C’était pour prouver que je pouvais être plus funky, passer à autre chose.

 

*Dans tes textes, tu fais souvent référence au Ministère Ämer…

C’est simple, 95200, c’est le meilleur album de rap français de l’histoire selon moi. Les mecs sont arrivés intègrent, rue, conscient, en même funky, avec du charisme, de la présence. Bon, il y a des carences au niveau des flows, mais c’est l’époque qui veut ça. C’est dansant, ça bouge, il y a des morceaux sur les meufs, et la pochette, ils sont dans la rue, c’est Sarcelles, putain respect !

*C’est un pote qui a fait la pochette, on a fait une interview de lui pour le magazine… [Alexander Wise, la conversation dans le Maelström papier #03, il a aussi fait celle du 113 – ndlr.]

C’est vrai ? Tu lui diras respect, elle est mortelle !

 

Ministere amer / Alex Wise

*Je suis d’accord que c’est un album exceptionnel, mais aussi très marketé, très pensé en amont, très concept…

Oui, et c’est ça qui manque aujourd’hui. C’est ce que l’on a essayé de faire avec notre album. Je me suis inspiré de Public Enemy, de 95200, ce sont des albums qui te font entrer dans un monde, et c’est aussi ce qu’on voulait. On ne s’est pas manqué, plein de gens nous disent : « Putain, l’ambiance ! », quand tu les écoutes tu as l’impression d’aller au fond d’une mine.

Cet album est aussi un hommage à l’ancienne école, dans mes lyrics je reprends EJM, Lionel D, Assassin, Ministère Ämer… À la fin de Décalé, ce sont des paroles de Lionel D, Renégat, c’est EJM, l’interlude de Sale Temps pour un Bronzé aussi. Personne ne leur rend hommage à ces keums, et ça me fait halluciner. Les MC cainris le font tout le temps : « Kool Herc!», « Thanks to y’all, you planted the seeds… »

 

*Qu’est-ce qui t’intéresse dans le rap aujourd’hui ?

Je n’écoute pas de rap français, depuis le milieu des années 90. J’écoute vachement G. Dep, Mobb Deep, The Alchemist, les sons sont incroyables, la click du Wu-Tang. Prodigy, Jeru, Method Man, Masta Ace, Guru, Gza, qui est un putain de mathématicien, c’est un scientifique, et il a des putains de lyrics.

Ces mecs, tu as l’impression qu’ils sont assis aux chiottes quand ils rappent, ils ont une aisance, ils maitrisent le beat. Tu les écoutes, tu te dis : « Wahou, ils sont loin les mecs… »

En France, il y a des mecs qui sont bons. Ékoué est un tueur. Écoute le sang parler, sur L’ombre sur la Mesure, le morceau tue. Ékoué peut écrire un morceau egotrip, ou conscient, qui défonce, et si tu lui donnes un micro, il part en freestyle. C’est pour ça que c’est un vrai MC ce mec-là. Il y a aussi Le Bavar dans le même genre, il est musical, plus mélodieux, il a ce côté un peu soul.

 

*Pour en revenir à tes textes, il y a pas mal de violence dedans…

Quand je vois le contexte social, je ne me pose pas la question tellement c’est évident. Avec l’autre qui dit : « Mon fils rentre à la maison, et se met à parler rebeu, ça va pas être possible… » C’est violent de dire ça. « Un auvergnat ça va, c’est quand il y en a plusieurs que ça pose problème… »

C’est violent. Le plus violent c’est d’être en costard et dire des trucs de malade, ou derrière un micro, faire de la musique et dire « va te faire enculer ! » Franchement, je ne saurais pas quoi te répondre, c’est une norme, malheureusement.

 

*Ce n’est jamais vraiment condamnés ce genre de propos, en même temps, il y a souvent des trucs dingues qui sont dits dans les médias, ça fait partie des dérapages…

Même ça, quand tu dis dérapage, c’est violent… Ce n’est pas un dérapage putain. C’est une insulte en bonne et due forme. Ils t’insultent, et on te dit : « C’est un dérapage », moi j’ai envie de te dire va te faire enculer ! (Sourire.) Quand tu sais bien manier les mots, tu t’en sors, quand tu arrives avec ta manière d’être un peu trop franche, tu passes pour un sauvage.

 

*Tu comprends que l’on puisse être choqué lorsque l’on écoute ta musique ?

Oui, mais quand tu écoutes attentivement, tu comprends le message. Un pote m’a demandé pourquoi je disais : « Je suis tellement content de ne pas être blanc… » Et quand je lui réponds qu’il vient d’écouter un album dans lequel je n’arrête pas d’insulter les noirs et les Arabes, il admet que c’est vrai.

J’insulte tout le monde, et contrairement à plein de mecs, je dis : « On a notre part de responsabilité, la majorité de la population abuse, il y a un juste milieu… »

 

*Tu fais souvent allusion au chiffre 99, qu’est-ce que c’est ?

Quand tu n’es pas né en France, dans ton numéro de sécu, il y a 99, au lieu du département. C’est un clin d’œil à tous les immigrés, et c’est marrant parce que j’ai rencontré des blancs, nés en Angleterre, qui me disaient qu’eux-aussi avaient 99 dans leur numéro.

Je fais partie des gens qui pensent que ceux qui morflent, ce sont ceux qui veulent faire leur place ici, et qui ne trouvent pas leur place au bled. Moi quand je vais au bled, on ne me fait jamais remarquer que je suis un étranger. Je les vois les gens qui viennent de France au bled : ils gueulent en français, ils sont habillés super classe…

Ce sont eux les plus tristes, parce qu’ils disent qu’ils ne sont acceptés ni ici ni là-bas. Ils sont un peu paumés dans leur tête.

Moi, je suis arrivé en France à l’âge de 7 ans. Tout jeune, tu essaies de faire comme tout le monde, et quoique tu fasses on te fait comprendre que tu es un rebeu. Ensuite, c’est un cheminement logique. Tu fais le deuil de tout ça, tu te rends compte que tu n’es pas moitié-ci ou moitié-ça. Je suis rebeu, je suis Africain, et je n’ai pas de problème avec ça.

Je suis là pour des raisons économiques, et je vais tous les deux mois au bled. Je le vis bien. Quand je suis dans mon pays, je suis habillé comme tout le monde, et quand je suis ici, je fais ce que j’ai à faire, et ça se passe super bien.

Que l’on ne m’aime pas dans ce pays, ça ne me pose pas de problème, mais quand je m’en plains, et qu’on me dit que c’est choquant, c’est ça qui me gêne. Je revendique juste le fait de pouvoir répondre, et quand je dis : « Ce pays peut brûler / j’en ai rien à branler. » C’est la vérité. Affectivement, je n’y suis pas lié.

J’ai vécu deux ans aux États-Unis, là-bas, je me suis plus senti chez moi qu’ici. Des potes sont venus me voir, et au bout de deux jours, ils ressentaient la même chose. Ça déconne quelque part, et comme je ne suis pas le seul à le penser, ça fait beaucoup de coïncidences.

 

*Aux USA, on se retrouve assez facilement dans sa communauté, à ne pas se mélanger avec d’autres gens de couleurs…

Oui, mais ça va en s’améliorant, alors qu’en France, ça va dans l’autre sens. C’est l’Europe, c’est le déclin ici. Un peuple en déclin va s’accrocher à son passé, à des pseudo-valeurs, donc si une communauté le fait, les autres feront aussi cette démarche. J’ai beaucoup voyagé, et ce truc intrasocial, les gens qui ne s’aiment pas, c’est purement européen.

Aux États-Unis, et je te parle de là où j’ai été, en Géorgie et en Caroline du Sud, pas de New York, dans les centres commerciaux, tu as des bandes de petits jeunes composées de blanc, de noirs et d’asiatiques. Quand tu as compris le mécanisme, tu t’en fous. Je ne me sens pas concerné par ce truc-là.

C’est aussi pour ça que j’évite de dire d’où je viens, parce que je ne veux pas que des gens se reconnaissent dans mes textes. C’est pour ça que je dis Africain.

 

*Oui, tu as fait des études, tu t’es posé des questions, ça change la donne…

Oui, et je m’en rends compte. Avant, ça n’était pas le cas, on me disait que mon rap était profond et sombre, je ne comprenais pas. Ça me parait simple quand je dis : « Elle gesticule à la recherche d’un plaisir immonde. / C’est le goût du tiers monde »

 

*Oui, d’ailleurs ce morceau est plutôt rude !

Oui, mais c’est du vécu. Quand tu es plus jeune, que des filles blanches trippent sur toi, tu te dis que tu es un mec bien, que tu as une bonne gueule. Et tu te rends compte que la fille sors toujours avec le même genre de mec. Elle te dit qu’elle aime bien les rebeus, tu cogites, parce que tu ne comprends pas ce qui se passe.

Ça te renvoie à toi, ton image, à celle que tu renvoies à la majorité. C’est un fantasme, et ça se répercute dans le rap. Les mecs qui se mettent torse nu dans leur clip, et d’ailleurs ça arrive en France, c’est de l’exhibition noire face au voyeurisme blanc. Ils veulent de l’exotisme de quartier, et les mecs leur donnent ça. Quand un renoi se met torse nu dans un clip, ce n’est pas un dur, c’est une strip-teaseuse.

Ceux qui le font pensent qu’ils imposent un symbole de virilité et de puissance. Dans les séries à la télé, un gars qui est intelligent, c’est un asiatique avec des lunettes, un blanc en costard, c’est l’imaginaire collectif. Quand on veut un mec balèze, un type bête, on prendra un noir.

C’est pour ça que s’imposer en restant intègre est très important à mes yeux, imposer une image de mec de couleur qui réfléchit. Je respecterai un noir qui viendrait rapper, sapé normalement, sans faire le foufou sur scène. Un mec sérieux, qui fait de la bonne musique, avec un t-shirt, un peu de décence merde ! (Sourire.) Plus ça va, moins je trouve que ce que je dis est fort…

 

*Tu as un discours auquel on n’est pas habitué, un discours qu’il faut se donner les moyens de comprendre…

Oui, et ce que je te dis, je ne le dis pas au quart des mecs que je connais. Les mecs sont choqués, on me dit que j’exagère.

 

*Tu as sorti peu de morceaux, tu n’es pas frustré par rapport à ça ? Par rapport au temps passé à écrire ?

En fait, je n’écris pas tant que ça, et faire des couplets qui ne seront pas rappés, ça me casse les couilles. J’écris un putain de couplet qui défonce, et j’arrête. Aller en studio, c’est très cher, donc faire des morceaux tout le temps, c’est pas évident.

Je connais des gars qui sont souvent en studio, qui font des morceaux, et au final, tu ne les entends jamais. Les mecs font ça pour s’occuper, moi, je ne fais pas du rap pour m’occuper, j’ai besoin que ça sorte, que les gens prennent leur gifle, je veux un minimum d’impact.

L’objectif était que le projet sorte, que les studios soient payés avec les ventes, on est parfait à ce niveau-là, maintenant, on le donne. Avec le reste de la thune, on va payer les prochains studios.

 

*Faire du rap, c’est cathartique ?

Il faut se vider, tu es obligé, sinon tu attrapes un cancer. On est des humains, on reçoit plein de trucs, il faut rebalancer à un moment. Dans une journée, il y a des pics de tension, ça peut être déclencheur pour écrire. Et quand tu commences à écrire, tout se vide.

 

*Pour revenir au business, dans une interview, Olivier Cachin, Dee Nasty [dans le documentaire 93 la Belle Rebelle], explique que le rap français est passé directement par la case major, sans vraiment passer par l’autoproduction et un développement à petite échelle…

Le rap s’est fait maquer dès le début. Tu as déjà vu Envoyé Spécial, avec Pit Baccardi ? C’était un reportage pour salir le rap comme d’habitude. C’est choquant : Pit Baccardi est avec ses négros dans le studio, quand il était signé en major, et un mec arrive en costard, avec une gueule de premier de la classe.

La voix off annonce : « Et ce monsieur, c’est le directeur artistique. » Le mec dit : « Vas-y, fais écouter ! Fais écouter ! » Tu ne soupçonnes pas ce qu’il va faire, et d’un coup il dit : « Ça tu retires, ce refrain tu me l’enlèves, ça non… », et l’autre est tout penaud. Il baisse la tête en disant « Ok. » J’avais honte. Bref, Pit Baccardi, ce n’est pas de sa faute, c’est un exemple parmi tant d’autres, mais quand tu vois ça, tu te dis Putain, c’est chaud !

 

*C’est sûr que j’ai du mal à te voir faire des concessions…

Un pote me disait justement « Ton rap ne vendra pas, il n’est pas commercial, donc tu peux te lâcher. » C’est un rap pour une élite comme je le dis souvent, je flatte mon public. C’est une formule que j’utilise beaucoup l’élite, car pour moi le rap est une musique intellectuelle, pas dans le sens français-coincé-du-cul.

C’est une musique faite par des gens qui ont une cervelle, qui se demandent où ils en sont dans la vie. Et contrairement à ce que l’on croit, les mecs en studio que l’on voit derrière leurs blunts, les Prodigy et compagnie, ce sont des penseurs, des hommes d’affaires. Ça fait 20 ans qu’ils sont présents, ils vendent des albums, ils tournent et ils sont toujours là.

 

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