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Booba - Lunatic - 2010 - Canguilhem

Le lunatique
(f)rappe toujours

 

« L’argent pourrit les gens
et je s’rai pourri jusqu’à l’os » Booba (1995)

 

Booba, icône devenue internationale, est l’un des rappeurs français les plus talentueux et controversé de l’hexagone. Haï ou adulé, Elie Yaffa passe son temps entre le bled d’Obama et celui de Sarko.

Il sort un nouvel album attendu, titré Lunatic, un double pied de zen à son auditoire, en choisissant le nom de son ancien groupe formé avec Ali, pour qualifier cet opus rapologiquement incorrect.

Grammaire meurtrière, rimes mafieuses sur violents breakbeats, coups de rasoir sur peau immaculée. En le regardant assis sur ses disques d’or, on réalise alors que les premières rimes qu’il larguait au milieu des années 90 étaient tout sauf une plaisanterie.

2010. Monsieur Yaffa, le plus américain des rappeurs français, reçoit la presse pour des conversations plus ou moins profondes, mais aussi la serveuse, pour se farcir une queue de filet de bœuf bordée d’hémoglobine.

 

*Tu as raté l’avion. Il y a eu un truc par rapport à ton passeport ?

Non, en fait j’ai eu des problèmes de visa, mais là c’est ok, je suis en règle. Je suis légal. Attends. (à la serveuse) On peut commander ? Je vais prendre une queue de filet de bœuf, saignant… – Avec quelle garniture ? – Rien.

 

*Moi des crêpes au chocolat s’il vous plaît, et un Jack Daniel’s. Avec Lunatic, on a l’impression que c’est une sorte de retour aux sources avec cependant quelques grosses nuances retro-futuristes, et beaucoup plus de chants. Les prods avec les interventions au vocoder sont mieux maîtrisées que sur l’album d’avant, 0.9, par exemple. Tu n’as pas voulu placer une fille ou un gars pour les chants R&B ?

Primo, sur la plupart des morceaux, j’ai les mélodies en tête. J’écris tous les textes, je ne suis pas un chanteur, mais si j’arrive à faire mes mélodies, au chant, avec le vocodeur, je le fais. Pour l’album d’avant, 0.9, je n’étais pas vraiment content du mix…

 

*Sur cet album, on retient la participation de Sammy Baghdad à la prod, un ancien membre de Gangster & Gentleman, la formation de Roi Heenok. Comment se sont faites ces connexions bizarroïdes ?

Sammy, je ne l’ai rencontré qu’une fois, c’est un Algérien qui vit au Québec. Je ne savais pas qu’il était avec Heenok auparavant…

 

*T’es connecté avec Sazamyzy, tu connais…? Avec Hype, il a sorti Braquage en YZ avec pas mal de références et de dédicaces…

Ouais je connais Saza. Bien sûr, j’étais en taule avec lui. Mais on se voit plus depuis un bail.

 

*Au niveau prod, il y a bien sur Animalsons mais aussi Therapy [2093 & 2031 – ndlr], un jeune duo composé d’un algérien et d’un asiatique qui vivent en France, et les français Get Large qu’on connait pour avoir travaillé avec Styles P ou Havoc, pour ne citer qu’eux…

Pour cet album, j’ai écouté au moins 1000 prods… Je me fous d’où viens la prod, il faut que j’apprécie. J’écris en permanence, sur papier ou sur Blackberry.

 

*L’enregistrement s’est fait principalement aux États-Unis…

J’ai composé à 80% l’album aux States, et il a été masterisé à Los Angeles.

 

Tous les medias t’interviewent pour cet album, des Inrocks en passant par Le Monde. C’est l’ouverture pour toi d’un autre public, et d’une autre presse. Je veux dire, les Inrocks ne se sont jamais intéressés à Lunatic ou à tes premiers albums, idem pour Le Monde et tous les médias à tendance blanche, non spécialisés, et de tous les bords et bordels politiques, surtout à gauche. Maintenant t’as tout le monde, de Chronicart à France2, ça se bouscule…

Avec les années, ces gens-là sont obligés de faire avec toi. Tu t’imposes. Mais c’est comme Skyrock, avant ils disaient que ce qu’on faisait c’était du « rap pour le village ».

 

*C’est un vrai retour à l’indépendance en passant chez Because, tu as un deal avec eux… Tu t’es barré de chez les majors…

Mon label Tallac Records a toujours été indépendant. Lorsque j’étais avec Universal, j’étais naïf, mais cela m’a appris beaucoup de choses. Je pensais qu’Universal avait le pouvoir d’aller voir NRJ ou Skyrock et de leur dire : « Jouez ça ! ».

En fait, leurs pouvoirs se résument à des contacts, des relations, des attachés de presse qui connaissent untel. Je me suis aperçu qu’ils n’avaient pas plus d’idée et de pouvoir que moi. Donc, ce qu’ils font, je suis capable de le faire.

 

*Avec Emmanuel de Burtel, ça se passe bien ou quoi ? Il a eu des déboires avec d’autres rappeurs…

Moi, je fais ma musique, De Burtel ne fait pas partie de Tallac Records.

 

*Sur Internet, il y avait une grosse rumeur disant que Gucci Mane devait être sur l’album [La queue de bœuf saignante arrive enfin… – ndlr.] Tu as invité T-Pain et encore Akon, pourquoi pas Young Jeezy et Gucci Mane par exemple ? Les prods se prêtent souvent à des orientations sudistes…

Ça aurait pu. Ça ne s’est pas fait pour des raisons de timing. J’ai aussi Ryan Leslie sur l’album…

 

*Sur Boss du rap game, tu dis : ‘Je préfère avoir un ennemi que la moitié d’un poto’, c’est un bon résumé de ta personnalité, de ton rapport avec la France aussi, amour-haine ?

Ouais. Mais nous c’est l’amour et eux c’est la haine (rires). C’est pas nous la haine en vérité, c’est eux. C’est eux qui ont commencé…

 

*Tu vois la France de manière différente depuis que tu vis aux USA ?

Je vois la France de la même manière. Je vis entre les deux, je suis souvent ici et là-bas, je ne suis pas dépaysé quand je viens ici.

 

*Tu n’as jamais voulu rapper en anglais, pourtant tu le parles couramment…

En anglais, je serais à 40% de mon écriture en français. Car en francais je fais vraiment ce que je veux. En anglais je serais à 40 pour cent en écriture…

 

*Tu serais comme un Papoose ?

(Rires.) Papoose, je savais qu’il n’allait pas marcher, c’est des freestylers ce genre de rappeur, il y en a beaucoup à NYC. Ils sont bons, mais surtout en freestyle…

 

*C’est vrai que, sur un album, c’est chiant Papoose

Sur un album, faut gérer, c’est chaud. C’est une autre discipline de faire un disque, c’est balaise.

 

*Tu penses quoi de la déferlante permanente des rappeurs sudistes aux États-Unis et dans beaucoup de partie du monde ces cinq dernières années, les Lil Wayne, Gucci Mane, Jeezy, T.I, Outkast, Wacka, Boosie, etc , en terme de qualité et aussi de montée dans les charts. Ils envahissent tout… Sauf en France où seuls les assidus sont accrocs, mais cela reste restreint. Et les sudistes ne viennent pas faire de concerts ici, ou très peu, et on les voit pratiquement jamais dans les charts…

La France n’écoute plus de rap américain. Les jeunes n’écoutent pas de rap américain, même les rappeurs. Tout est faussé. Par contre, si tu demandes à un toaster ou un raggaman d’ici, s’ils n’écoutent pas de ragga pur, c’est impossible. Ici, ils s’approprient un truc, le rap, le transforme et renie les origines, les USA. Il y a un gros manque de culture ici.

 

*Par rapport à d’autres rappeurs vétérans, comme Kool Shen ou Akhenaton, tu parais toujours jeune au niveau des choix de tes prods…

Je suis toujours un jeune dans ma tête, je vis avec mon temps. J’ai 33 ans mais ce n’est pas parce que tu vieillis que tu ne dois plus comprendre les jeunes. Les mecs qui refusent d’écouter Wacka, Gucci Mane ou Slim Thug ou le gros Ross, et qui continuent à te parler de boom bap, ils ne sont pas dans le truc, ils ne comprennent pas.

Avant même de prononcer le nom du nouveau rappeur qui arrive, ils te diront « non ». Parce qu’ils ont oubliés que le rap c’est comme le sport. C’est comme la boxe, le rap. Tu peux pas vraiment t’arrêter trois ans, tu es censé avoir une carrière qui dure, c’est du marathon, tu ne peux pas te barrer trois ans et revenir. Autrement tu te fais défoncer.

 

*Tu continues la boxe ? Tu compares toujours le rap au sport…

Je continue mais pas à haut niveau, juste pour la forme. Quand je mate Jay-Z, je me dis que je peux rapper pendant longtemps et faire du business sur du long terme. Avant Jay-Z, je me disais qu’il y avait un âge limite. Quand tu vois un ancien qu’on adorait, comme LL Cool J, aujourd’hui il s’affiche, il est devenu pourri. Mais des gars comme Jay-Z ou Puff, c’est des entrepreneurs.

Je suis un sportif. Si je ne vends pas d’album, pour moi c’est la honte, j’arrête. Si je fais du 100 mètres et que j’arrive tout le temps dernier, j’arrête. Je n’ai pas de temps à perdre.

 

*Tu dédicaces Ali dans l’album, tu n’as pas quelque fois la nostalgie d’une certaine époque? Au début, avec Ali, vous étiez déjà très américain, très New York, même si Ali paraissait plus réservé…

À cette époque, je suis allé à New York avec Ali et on a pris une gifle. On rappait partout, dans le métro, dans la rue, on s’est retrouvé dans le Bronx avec Gravediggaz, Supernatural, King Just… On était vraiment dedans, on vivait le truc. On s’est même incrusté dans le clip de Give up the goods de Mobb Deep avec Big Noyd. Mais au final on ne nous voit pas parce que j’ai refusé une scène.

C’était une scène où je porte plein de chaines en or, où j’ai plein de filles autour de moi, mais après je me fais mettre à l’amende, je me fais voler les chaines et les meufs par les mecs de Mobb Deep. Ça craint ! Donc je leur ai dit : « Écoutez, moi je fais du rap, je me fais pas mettre à l’amende, ni dans la rue, ni à la télé. Pas question, laisse tomber » (rires).

 

*Tu perces un peu le marché américain avec la ligne de vêtement ?

Pour la sape, j’ai un créneau avec ma marque Unküt. Si je peux aller aux Etats-Unis, c’est bien. On est déjà implanté au Canada. C’est déjà un marché énorme le Canada…

 

*Sans transition, on passe à Prodigy de Mobb Deep, qui est toujours en taule, tu suis toujours son parcours musical ?

J’ai écouté HNIC2, son deuxième album et ses derniers morceaux sur ses mixtapes Return of The mac et Product of The 80’s, j’ai trouvé ça violent. C’est énorme. Mobb Deep, ils nous ont formés et éduqués. C’est mon éducation. Et Prodigy de Mobb Deep est à part.

 

*En parlant de NY. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui pour toi en rap américain ? Les new-yorkais, qui ont dominé le rap pendant des décennies, commencent à s’essouffler…

Les new-yorkais sont trop restés enfermés dans le son de leur coin. Il y en a très peu qui arrivent à suivre la cadence. Prodigy, il tient bien car il est dans son univers, et Dipset avec le retour de Cam’ron, Juelz Santana, Jim Jones, Jr Writer & Co, ils arrivent à suivre car ils sont jeunes et ils ont des bons beats.

Ils sont bien revenus avec le morceau Salute et leurs mixtapes. La prod de Salute défonce, et ça rappe bien. Les couplets de Juelz et de Cam’ron sont forts, ils sont forts… Mais New York va avoir du mal à évoluer avec son temps. Des mecs comme 50 Cent, c’est les productions qui vont le niquer.

 

*Sexion D’assaut qui a gravité très haut dans les charts, t’en penses quoi ?

C’est bien pour le rap, c’est des jeunes. Ce n’est pas du tout ma came, mais je préfère les voir en haut des charts, que… Diam’s par exemple.